De Dunkerke à la lune

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Nous vivons une époque sans précédent. Le tiers de la population mondiale est confinée et la majeure partie de l’économie est arrêtée. Nous vivons au jour le jour, accrochés aux statistiques et espérant un ralentissement de la progression de la pandémie de la COVID-19. Jamais dans le passé récent n’avons-nous vécu une crise d’une telle ampleur.

Puisque la métaphore guerrière est de rigueur ces temps-ci, je me permets de l’exploiter aussi. Au cours du dernier mois, le Québec a vu une mobilisation manufacturière et innovante à l’échelle de celle déployée il y a près de 80 ans lors du rapatriement des troupes britanniques et alliées de Dunkerque où elles étaient encerclées. À l’époque de l’opération Dynamo, du 26 mai au 4 juin 1940, plus de 800 embarcations, bateaux de pêche, bateaux de plaisance, yachts, canots de sauvetage et bateaux de la marine marchande, ont été déployés à la demande du gouvernement britannique en renfort aux bateaux de la marine ne pouvant s’approcher en eau peu profonde près des berges de Dunkerque. Ce sauvetage des troupes a pu se faire rapidement et efficacement parce que la mobilisation nécessaire était somme toute assez simple.

Ces dernières semaines, les entreprises manufacturières des secteurs autres que celui de l’équipement médical ont rivalisé d’ingéniosité pour proposer des solutions permettant au secteur de la santé de répondre à cette crise sanitaire. Elles ont toutefois réalisé que l’approvisionnement en matériaux nécessaires à la construction des masques, respirateurs et autres était tout sauf simple. Certains établissements demandaient la certification des matériaux et des produits finis avant de les déployer alors que d’autres étaient prêts à tester sur-le-champ tout ce qu’on pouvait produire. Connaissances et relations ont été mises à profit pour mettre en contact les bonnes personnes avec les bonnes organisations. La débrouillardise des secteurs manufacturier et hospitalier est sans pareil depuis plusieurs semaines et s’apparente davantage au sauvetage de la mission Apollo 13.

Après Dunkerque, il a fallu près de cinq années supplémentaires pour gagner la guerre. Selon les scénarios envisagés aujourd’hui, on nous prédit 12 à 18 mois de restrictions plus ou moins contraignantes avant un retour à la normale. L’effort d’inventivité demandé n’est donc pas près de s’atténuer. Nous devons toutefois immédiatement amorcer une réflexion sur l’impact de la Covid-19 sur nos sociétés et notre économie. Voici quelques constats :

Alors qu’on vise à optimiser les chaînes d’approvisionnement à l’aide de l’intelligence artificielle, l’humain change constamment les règles du jeu. Les cargaisons de masques sont détournées sur le tarmac des aéroports, l’équipement médical commandé, acheté et prêt à être expédié se retrouve aux enchères et est alors attribué au plus offrant. Nous assistons, impuissants, à un repli sur soi à l’échelle planétaire.

Au même moment, on découvre qu’on a perdu la capacité de fabriquer et de certifier certains matériaux et produits. La chaîne de valeur allant de l’extraction des ressources naturelles à l’assemblage de produits finis est mondiale et plusieurs goulots d’étranglement apparaissent ici et là.

La transformation numérique des entreprises a beaucoup tardé et, pour certaines, la mise sur pied du télétravail a été ardue, voire impossible. De plus, la remise en marche des usines devra tenir compte des règles de distanciation sociale pendant un certain temps.

La course au vaccin et au médicament contre la COVID-19 est lancée en mode accéléré. D’une part, la collaboration entre les laboratoires et les chercheurs s’intensifie, les gouvernements ont ouvert les goussets, et les éditeurs de journaux scientifiques partagent les articles qu’ils vendaient à prix d’or aux universités il n’y a pas si longtemps. Mais d’autre part, on a lu dans les journaux la réticence de certains pays à autoriser l’expédition de composants essentiels aux médicaments, et on se rue sur les médicaments présentant la moindre promesse d’action antivirale contre la COVID-19, en privant ainsi une portion de la population qui en dépend. Composer avec ces deux réalités sera le lot de la recherche en pharmacologie et en médecine dans les semaines et les mois à venir.

Alors qu’en janvier, on a lancé en grande pompe le programme des zones d’innovation, les entreprises, les universités, les intermédiaires d’innovation et autres organisations qui répondent à l’appel devront composer avec des règles du jeu nationales et internationales qui viennent de changer et qui seront en mutation constante pendant un certain temps. Avant longtemps, les questions de gouvernance de ces grandes coalitions, de partage de la propriété intellectuelle développée et de réglementation des solutions trouvées feront surface. Ces trois dimensions forment ce que je me plais à caricaturer comme le triangle des Bermudes des écosystèmes d’innovation. Tous doivent ramer ensemble et dans la même direction pour pouvoir naviguer dans ces eaux troubles!

Que nous réserve l’avenir une fois cette pandémie derrière nous, une fois cette « guerre » gagnée? Feu mon beau-père, qui a été démobilisé de l’armée britannique en 1948, avait l’habitude de dire que « gagner la paix » avait été beaucoup plus ardu que de gagner la guerre. Le plan de reconstruction des quartiers et des villes de son pays a débuté bien avant la fin de la guerre. Un exemple patent est celui de la ville de Manchester en Angleterre, publié en décembre 1944[1]. Par l’implémentation de ce plan, un de ses auteurs, l’arpenteur-géomètre de la ville Rowland Nicholas, voulait « permettre à chaque habitant de cette ville de jouir d’une véritable santé corporelle et mentale »[2]. En consultant ce plan de la ville de Manchester tel que publié à l’époque, on se rend malheureusement compte qu’une faible partie de ce dernier s’est matérialisée. Il faut dire qu’après la guerre, la dette du Royaume-Uni dépassait 200 % de son PIB. Les fonds nécessaires à cette reconstruction audacieuse n’étaient pas au rendez-vous ; à titre d’exemple, le rationnement alimentaire a finalement été levé en 1954, soit neuf ans après la fin de la guerre.

Heureusement, même avec les mesures d’aide gouvernementales annoncées récemment, nous serons loin du compte au Canada. Cela dit, nous n’avons pas droit à l’erreur cette fois-ci. La reconstruction de notre système économique ne pourra pas se faire n’importe comment. À cet égard, la lutte contre les changements climatiques sera et devra être notre priorité. Et cette lutte collective devra s’apparenter davantage à gagner la paix plutôt que la guerre si nous voulons y arriver. Tous devront mettre la main à la pâte. Nous avons besoin de l’équivalent de la mobilisation qui a amené le premier homme sur la lune, et ce, à l’échelle de la planète – ce qu’on nomme maintenant « moonshot research ».

Or, cette mobilisation nécessite de repenser les modèles de collaboration et de gouvernance de telles collections d’organisations œuvrant en symbiose dans un but commun. Il faut être capable de mettre en place des mécanismes permettant d’en tirer un avantage, autant individuel que collectif. Les Supergrappes d’innovation lancées au Canada il y a maintenant plus de deux ans et les zones d’innovation du Québec sur lesquelles les entreprises, les gouvernements, les universités, les intermédiaires d’innovation et autres organisations planchent présentement sont deux exemples de collaboration à étudier et à étendre. Leur déploiement devra cependant mettre en place des méthodes agiles et des processus innovants autant au niveau organisationnel qu’à l’échelle de l’écosystème si nous voulons éviter les ratés dont nous avons été témoins pendant cette pandémie.

Les membres de 4POINT0 amorcent par le fait même une réflexion en profondeur sur l’impact de la pandémie sur notre société et notre économie. Le but final est de repenser la société innovante de demain. Ensemble, nous saurons naviguer dans ces eaux troubles.

Joignez-vous début mai à notre premier webinaire 4POINT0 d’ancrage pour réfléchir collectivement à l’écosystème de l’aérospatiale.


[1] https://issuu.com/cyberbadger/docs/city_of_manchester_plan_1945.

[2] https://confidentials.com/manchester/manchester-plan-1945-the-biggest-manchester-redevelopment-plan-of-all-time.

Ce contenu a été mis à jour le 2020-04-22 à 9 h 11 min.