Programme Invention à l’innovation (i2I) : entretien avec sa fondatrice Elicia Maine
par Nicolas Sacchetti
Dès septembre prochain, l’université d’ingénierie Polytechnique Montréal proposera le programme i2I de Mitacs et SFU (Simon Fraser University).
Il s’agit d’un programme d’études spécialement conçu pour les scientifiques inventeurs des STIM (sciences, technologie, ingénierie, mathématiques) qui souhaitent s’engager sur la voie de l’entrepreneuriat ou de l’innovation. La fondatrice du programme Invention to Innovation (i2I), professeure Elicia Maine, explique ce qui l’a amenée à créer i2I.
En 1995, elle a suivi le programme de politique technologique du Massachusetts Institute of Technology (MIT Technology Policy program). Une maîtrise axée sur les cours et la recherche. Tout le monde était soit dans le domaine de l’ingénierie, la politique, ou la gestion. « Ce programme a modelé ma façon de penser, et évoluer dans cet écosystème était inspirant. Les gens essayaient, avec une forte intégration des capacités techniques, de comprendre et de surmonter les défis liés à la gestion des politiques et de l’innovation dans les nouveaux domaines technologiques, » partage la professeure Maine.
Elle poursuit : « Pendant mon doctorat, j’ai étudié l’ingénierie des matériaux et la gestion de l’innovation qui l’entoure. Je travaillais avec le professeur Michael F. Ashby, un homme extraordinaire. Il avait remporté tous les prix que l’on peut gagner en tant qu’ingénieur en matériaux. Il a développé la méthodologie, puis le logiciel, pour aider les concepteurs à choisir entre les matériaux. Ce logiciel s’appelait le Cambridge Materials Selector (Sélecteur de matériaux de Cambridge). Sa vision était globale et je l’ai amené à réfléchir sur le point de vue de l’investissement. »
À ce stade, les deux universitaires se questionnaient pourquoi les gens n’investissaient pas dans les nouveaux matériaux mis au point dans les laboratoires de recherche. « Nous avons découvert ce matériau novateur fantastique, le gouvernement, les investisseurs providentiels·les (angel investors) ou les investisseurs en capital-risque ne peuvent-elles·ils pas voir le potentiel énorme ici », se demandaient-elles·ils.
« Il y a toute une série de réponses à cette question dont j’ai essayé d’aborder dans mes thèses de doctorat. Cela m’a amené à m’intéresser de près à la littérature sur la gestion de l’innovation. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme, j’avais le choix entre une école de commerce ou d’ingénierie. J’ai choisi une excellente école de commerce – la Beedie School of Business de SFU – mais dès le début, j’ai enseigné la gestion de l’innovation à des ingénieurs et à des scientifiques », raconte-t-elle. Ses collègues et l’équipe de direction étaient ouverts à cette voie non traditionnelle et avaient déjà lancé un programme de maîtrise en gestion de la technologie (Management of Technology MBA).
L’objectif de i2I
« i2I consiste à prendre votre invention spécifique, les attributs que vous créez dans le laboratoire de recherche, et à la commercialiser dans le monde. Ces choix peuvent se faire très tôt. Par exemple :
Pour Elicia Maine, professeure d’innovation et d’entrepreneuriat à la Beedie School of Business de l'Université Simon Fraser depuis plus de vingt ans, les affaires font partie du processus créatif : « C'est une façon de penser, une perspective que l’on peut enseigner aux scientifiques et ingénieurs », dit-elle.
- Comment combiner les attributs ;
- Ce que vous optimisez ou non ;
- Quels marchés vous priorisez ;
- Les marchés que vous essayez de cibler en premier lieu pour faire des applications de votre technologie, et ceux que vous essayez de réserver à long terme ;
- Les partenaires d’alliance que vous approcherez ;
- Les choix de mise à l’échelle technologique que vous faites ;
- La stratégie de propriété intellectuelle que vous envisagez dès le départ ;
- Le modèle d’entreprise à partir duquel vous essayez de générer des bénéfices. »
Optimiser les connaissances du personnel hautement qualifié (PHQ)
La professeure Maine a reconnu très tôt que les percées scientifiques canadiennes étaient sous-développées et que nos scientifiques avaient besoin de soutien pour transformer leurs découvertes en produits et en entreprises créateurs·rices de valeur.
Selon le Conseil des académies canadiennes, environ trois quarts des titulaires d’un doctorat n’obtiennent pas de carrière universitaire avec possibilité de titularisation, tandis que les femmes, les membres des Premières Nations, les Métis et les Inuits, les minorités visibles, les étudiants·es de première génération, et les étudiants·es handicapés·es sont confrontés·es à des difficultés supplémentaires et à des contraintes de temps pendant la durée de leur doctorat.
La grande majorité des PHQ poursuivent des carrières qui n’utilisent pas pleinement leur formation avancée. La fondatrice du programme i2I, professeure Elicia Maine, s’est donnée pour mission d’aider à ce que les inventeurs·rices canadiens·nes hautement qualifiés·es soient préparés·es à réussir dans un écosystème d’innovation canadien réceptif, et à ce que leurs inventions soient mises à profit pour résoudre d’importants problèmes de société.
Prix de la pionnière de la CCPS
La professeure Maine a récemment reçu le prix Innovation Policy Trailblazer Award lors de la conférence 2022 du Centre canadien de politique scientifique (CCPS) pour avoir mis en place et développé le programme i2I.
La conférence du CCPS souligne : « Elicia Maine a reconnu les principales lacunes de l’écosystème canadien de l’innovation scientifique ; les chercheurs·ses canadiens·nes en STIM sont sous-utilisés·es, les percées scientifiques canadiennes sont sous-développées et les scientifiques ont besoin d’un soutien supplémentaire pour transformer leurs découvertes en produits et entreprises créateurs·rices de valeur. Ce programme alimente un vivier de talents au sein de l’écosystème d’innovation canadien au sens large et est reconnu mondialement en raison de son approche distincte visant à libérer le potentiel d’innovation des chercheurs·ses en sciences, en technologie et en innovation. »
La pomme n’est pas tombée loin de l’arbre
« J’ai la politique de l’innovation dans le sang depuis longtemps, et je considère mon père comme un pionnier de l’innovation depuis le milieu des années 70. Je suis très honorée de suivre ses traces. » Le père d’Elicia Maine, Dr Frank Maine, a servi sous le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau dans les années 70, notamment en tant que secrétaire parlementaire pour la science et l’innovation.
Le politicien était également professeur adjoint à l’Université Queen’s, chimiste et inventeur qui a créé des entreprises à vocation scientifique. Elle se souvient : « Il m’a impliquée dès mon plus jeune âge. J’étais jeune lorsqu’il était au Parlement. Toute ma famille allait assister à une partie des débats après l’école. Cela a certainement été formateur. »
Trouver des points communs
L’un des mentors de la professeure Maine était le professeur James M. Utterback de la Sloan School of Management du MIT : « Il m’a conseillé de chercher des points communs plutôt que de se concentrer sur les aspects uniques à ma situation. Il m’a encouragée à rechercher les niveaux les plus élevés où se trouvent des points communs, afin de pouvoir abstraire à un niveau plus élevé pour le type de contribution que l’on apporte à la littérature. »
Elle a suivi son conseil et a trouvé les points communs et les distinctions dans l’ensemble de ce domaine d’entreprises basées sur la science : « Il existe de nombreux points communs entre l’innovation biotechnologique, et l’innovation en matière de matériaux avancés. Des matériaux et des processus novateurs sous-tendent souvent l’innovation en biotechnologie. Il en va de même pour la nanotechnologie, la transition énergétique propre, l’informatique quantique ou la fabrication avancée. »
Elle continue : « Il y a beaucoup de points communs dans les défis, les opportunités et les approches que vous devez relever pour faire avancer la recherche novatrice dans le monde et la transformer en innovation ayant une valeur sociale et économique. »
La phase initiale critique de la recherche innovante du laboratoire
Les premiers jours de la recherche en laboratoire sont cruciaux. La professeure Maine explique : « Il s’agit de façonner l’innovation scientifique alors qu’elle se trouve encore dans le laboratoire. Que vous soyez dans une grande entreprise et que vous fassiez une sorte de création d’entreprise interne – ce que j’ai étudiée – ou que vous soyez dans une université ou un laboratoire de recherche gouvernemental, la période qui précède le début de l’aventure est cruciale. »
Le laboratoire Langer du MIT
Elle et son équipe à la SFU s’efforcent de partager les connaissances afin que les nouveaux inventeurs·rices ne soient pas confrontés·es à ce que leurs prédécesseurs·es ont souhaité, à savoir disposer dix ans plus tôt de connaissances simples sur le marché : « Nous avons constaté que les personnes qui avaient été encadrées dans le laboratoire d’un scientifique et entrepreneur prolifique comme Bob Langer au MIT, par exemple, et qui avaient suivi leur formation universitaire ou postdoctorale dans ce type de laboratoire, emportaient ces compétences avec eux. Nous pensons que ces compétences sont enseignables et transférables. Une fois que nous avons constaté cela dans nos études, la question évidente était : si ce programme n’existe pas, pourquoi ne pas le créer », me raconte professeure Maine.
Programme I-Corps™️
Elicia Maine et son équipe ont également analysé le programme NSF Innovation’s Corps (I-Corps™️) de la National Science Foundation aux États-Unis, fondé par Subra Suresh, professeur au MIT, avant de mettre au point le programme i2I : « Le programme I-Corps™️ reprend les concepts qu’ils connaissent sur le marché pour essayer de les relier à la recherche. »
Elle m’explique qu’ils recrutent des scientifiques, à qui l’on demande de désigner une personne qui sera le·la fondateur·rice de l’entreprise du côté commercial, et d’inviter une troisième personne qui servira de mentor. Ils forment une équipe et les font travailler ensemble à la découverte des clients·tes, en menant 100 entretiens avec des clients·tes potentiels·les.
Dans son analyse, l’équipe d’Elicia Maine a constaté que l’ensemble de la méthodologie Lean Start-up utilisée par I-Corps™️ était basée sur l’expérience que Steve Blank avait acquise dans l’industrie informatique, tant dans le domaine du matériel (hardware) que dans celui des logiciels (software), mais dans des environnements moins risqués : « Les changements de direction étaient très faciles à réaliser, et un produit viable minimalement était facile à créer dans le domaine des logiciels ou de certains types de matériel informatique. Cela ne s’applique pas sans heurt dans le développement de nouveaux traitements, à l’informatique quantique ou à des solutions de technologie profonde. (deep tech) »
Elle ajoute : « La découverte de clients est excellente, mais que les scientifiques passent directement à l’I-Corps™️va également finir par déterminer votre équipe fondatrice, souvent avant que les scientifiques n’aient eu eux-mêmes l’occasion de façonner l’opportunité. Cela peut également signifier que le·la scientifique s’en remet continuellement aux partenaires commerciaux pour les questions commerciales.
Nous avons donc pensé qu’il était nécessaire de former davantage les scientifiques avant qu’elles·ils ne soient sûrs·es de vouloir créer une entreprise basée sur la science, et quand ils peuvent encore façonner l’opportunité d’innovation scientifique. Cette idée d’innovation peut aussi ne pas aboutir à la création d’une entreprise, et tout en ayant un bon dénouement. Il peut s’agir d’une collaboration productive avec l’industrie. Il peut s’agir de la prochaine trajectoire de carrière d’un chercheur·se translationnel·le prolifique. »
Les trois voies de i2I
« Nous avons donc conçu un programme destiné aux toutes premières phases de développement. Notre objectif était d’offrir trois voies, dont l’une était axée sur les entreprises scientifiques à croissance évolutive, le parcours scientifique-entrepreneur, destiné à aider l’écosystème et les PHQ à en bénéficier tout au long de leur carrière.
Les deux autres voies sont les Champions de l’innovation, destinés à « augmenter l’innovation scientifique dans l’industrie », et la voie Scientifique translationnel/mobilisation des connaissances, destinée à « accroître considérablement la recherche translationnelle dans le milieu universitaire. »
Apprendre à pêcher
Le programme ne cherche pas nécessairement à faciliter les choses pour les étudiants·es : « Nous ne pêchons pas pour eux. Au contraire, ils·elles le font de manière critique avec leurs propres recherches. Chaque module et chaque concept sont appliqués spécifiquement à l’idée de recherche et d’innovation de chaque scientifique ou ingénieur·e a, et nous comptons sur les cohortes pour s’entraider et se donner des commentaires constructifs dans une analyse réflexive mutuelle. »
Un programme de 2e et 3e cycle
Si i2I n’accepte pas les étudiants·tes de premier cycle, c’est parce qu’elle veut que ces idées d’innovation soient alimentées par des recherches originales issues de l’université : « Cette expérience est inhabituelle pour les étudiants·tes de premier cycle. De mémoire, seuls·es deux d’entre eux ont été admis·es dans le programme, mais seulement s’elles·ils étaient intégrés·es à un laboratoire de recherche et développaient une innovation basée sur la recherche, » répond la professeure Maine.
Étant entouré d’inventeurs·rices, j’ai demandé à la professeure Elicia Maine si elle avait elle aussi inventé quelque chose. Sa réponse : elle a inventé le programme i2I. C’est une grande réussite dont peuvent maintenant tirer profit les inventeurs·euses et les entrepreneurs·es des STIM au Canada.
Si vous êtes un·e chercheur·se diplômé·e en STIM et que vous souhaitez en savoir plus, vous pouvez visiter le site web Mitacs Invention to Innovation (i2I) Skills Training.
Les STIM de Polytechnique Montréal se dotent du programme primé i2I de Mitacs et SFU
Ce contenu a été mis à jour le 2023-10-19 à 18 h 10 min.