CAROTTE AA : Repenser les chaînes d’approvisionnement agroalimentaires au Canada et au-delà
par Nicolas Sacchetti
Je me suis entretenu avec Carène Tchuinou Tchouwo, nouvellement professeure adjointe en Gestion de l’innovation à l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’UQAM depuis juin 2022 et chercheuse au sein du groupe de recherche CAROTTE AA. Un acronyme pour Chaînes d’Approvisionnement Responsables et Ouvertes pour la Transformation et la Traçabilité des Écosystèmes AgroAlimentaires.
Comme le décrit l’équipe de direction de recherche à Polytechnique Montréal et membres de 4POINT0, Fabiano Armellini, Catherine Beaudry, et Samira Keivanpour, cette étude vise à repenser les chaînes d’approvisionnement agroalimentaires du Canada afin de les rendre plus locales, plus vertes et plus durables en misant sur la collaboration et l’innovation ouverte entre les divers intervenants de l’écosystème, depuis le producteur jusqu’au consommateur final.
L’utopie de la chaîne d’approvisionnement vs ce qu’il est raisonnable de faire
Carène Tchuinou Tchouwo me répond que dans le meilleur des mondes, une chaîne d’approvisionnement responsable et ouverte serait tout d’abord, une chaîne d’approvisionnement responsable sur le plan social, dans laquelle les conditions sociales et les travailleurs·ses du système sont respectées. Une chaîne qui rémunère les gens à la hauteur de leur travail qui contribue à l’amélioration de leur qualité de vie, etc.
La chercheuse a aussi abordé la notion de responsabilité sur le plan environnemental. Dans le meilleur des mondes, il serait question d’une chaîne d’approvisionnement qui respecte les pratiques environnementales, qui s’intéresse à la réduction de notre empreinte écologique et à la durabilité des ressources naturelles, etc. De plus, c’est une agriculture qui contribue à assurer la disponibilité de la nourriture, à maintenir la qualité des terres pour les faire durer plus longtemps. L’idée de durabilité est également présente dans la notion de responsabilité environnementale.
Une chaîne responsable et ouverte
Une chaîne d’approvisionnement responsable et ouverte, c’est également une chaîne qui est traçable, dans le sens où elle est transparente pour les consommateurs·rices. Donc, on sait d’où viennent les produits qu’on consomme, de la terre jusqu’au frigo. Dans le meilleur des mondes, elle est également ouverte à la collaboration. Où les acteurs·rices de l’écosystème travaillent ensemble pour offrir le meilleur produit final, et pour tenir compte des besoins des uns et des autres. Actuellement, les maillons de la chaîne agroalimentaire sont très interdépendants, mais souvent il y a des cloisons, donc ils ne se parlent pas.
Toutefois, la chercheuse souligne qu’il n’est pas possible de s’attaquer à tous ces enjeux simultanément. Elle m’explique que l’idée est de faciliter la collaboration et le dialogue entre les acteurs·rices de l’écosystème agroalimentaire pour trouver ensemble des solutions qui répondent aux besoins de tous. En termes de ce qui est réalisable, il y a ces deux aspects.
La première étape est d’identifier des indicateurs de mesure de la responsabilité, et les analyser pour mieux comprendre le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement. L’équipe de chercheurs·ses veut être capable de faire une évaluation sur le plan environnemental et social. D’où l’importance d’avoir des indicateurs ; pour savoir où est rendu le Canada en matière de chaîne d’approvisionnement responsable.
Les indicateurs qui comptent
Par exemple, en matière de responsabilité sociale, des exemples d’indicateurs peuvent être les salaires, les conditions de travail, le nombre d’heures de travail, les normes sur le plan de la santé et de la sécurité, le respect des droits de l’homme, etc.
Elle m’informe que dans le projet CAROTTE AA, on ne s’attend pas à résoudre tous ces problèmes sur le plan social et environnemental, mais au moins commencer à toucher du doigt ce que sont les problèmes. À partir des indicateurs, on est capable de voir ce qui fonctionne bien, ce qui fonctionne mal, et où on devrait s’améliorer. C’est l’objectif premier de CAROTTE AA.
Découvrir les indicateurs
Il y a deux moyens de découvrir les indicateurs. Par le processus de revue systématique de la littérature — une méthode de synthèse de la connaissance, à partir des bases de données scientifiques (Scopus, ABI/INFORM, Web of Science, etc.) et des mots clés qui couvrent le champ de connaissances.
« (La littérature grise est) ce qui est produit par toutes les instances du gouvernement, de l’enseignement et la recherche publique, du commerce et de l’industrie, sous un format papier ou numérique, et qui n’est pas contrôlé par l’édition commerciale. »
Ensuite, il y a la littérature grise, c’est-à-dire celle que l’on n’a pas pu identifier à partir de la revue systématique. C’est là où les outils du traitement automatique du langage (NLP) et l’exploration de données (Data Mining, Web Scraping, etc.) interviennent. Ces outils permettent d’aller chercher des informations dans les sites et les communications des entreprises, associations agricoles, organisations gouvernementales, etc. Ces informations vont leur permettre de ressortir de nouveaux indicateurs de responsabilité.
Blockchain
L’autre aspect est un début de solution, à savoir comment l’utilisation des nouvelles technologies comme la blockchain pourraient aider à améliorer la traçabilité d’un produit dans la chaîne agroalimentaire au Québec.
La blockchain est une technologie de stockage qui peut transmettre des informations de manière décentralisée et plus sécuritaire. Actuellement, lorsqu’on parle de blockchain, on a beaucoup en tête les cryptomonnaies et le secteur financier. La blockchain assure une meilleure transparence financière, car il n’y a pas une banque centrale qui contrôle toutes les opérations. Ses applications dans le secteur de la chaîne d’approvisionnement agroalimentaire ne sont pas encore répandues et c’est également ce que vont essayer de faire l’équipe de chercheurs.ses dans le cadre du projet CAROTTE AA.
L’idée est d’y transférer ces caractéristiques. Elle m’informe qu’ils sont en train d’étudier la littérature existante sur les applications de la blockchain en matière agricole. La blockchain pourrait avoir un impact positif sur la gestion des exploitations agricoles, notamment en termes de collecte d’informations traçables, de transparence, et de communication. Ce qui est intéressant étant donné que le projet vise également l’ouverture et la collaboration.
Encore à un stade préliminaire, voire embryonnaire, la blockchain pourrait potentiellement améliorer la gestion de l’eau de différentes manières, notamment en renforçant la transparence des transactions et la traçabilité de la provenance de l’eau. Elle pourrait également aider à mieux gérer la consommation d’eau en permettant aux utilisateurs·rices de suivre leur propre consommation et de l’ajuster en conséquence.
En termes de partage d’eau, la blockchain pourrait aussi aider à faciliter les accords entre différentes parties prenantes, et d’assurer une distribution équitable. De plus, elle pourrait être utilisée pour suivre la qualité de l’eau et enregistrer les résultats des tests effectués, afin de garantir la conformité aux normes et de permettre une meilleure évaluation de l’état de l’eau.
Mentorat à 4POINT0
« Lorsque les membres de 4POINT0 réfléchissaient à la relève, plusieurs de nos anciens étudiants de doctorat ont trouvé des postes dans le milieu universitaire. Les ajouter à l’équipe était donc tout naturel. Nous avons ensuite pris le rôle de mentor pour saisir les occasions de financement qui permettraient à nos jeunes de déployer leurs ailes. CAROTTE AA est la résultante de ces décisions et de ces efforts. »
— Catherine Beaudry, directrice de 4POINT0
En tant que nouvellement diplômée au doctorat en sciences de l’administration à l’Université Laval, Carène Tchuinou Tchouwo me parle des raisons pourquoi le mentorat de 4POINT0 est excellent pour faire face aux réalités du monde académique.
Au doctorat, on est toujours encadré par nos directeurs·rices de recherche. Là, on se retrouve dans un milieu académique où on doit se faire un réseau, publier, rédiger des demandes de subvention, etc. Ça vaut la peine de rejoindre ce genre de réseau avec des professeurs·es d’universités et chercheurs·ses expérimentés·es qui nous accompagnent dans toutes les étapes que nous devons franchir, en tant que relève.
Lors de son embauche à l’ESG, sa collègue Majlinda Zhegu, ainsi que sa directrice de thèse à l’Université Laval, Sophie Veilleux, lui ont parlé de la possibilité de mentorat offert par 4POINT0, un réseau de chercheurs·ses aguerris·es issus de différents horizons à travers le pays. Bien que sa formation de recherche ne soit pas concentrée sur les chaînes d’approvisionnement agroalimentaires, cette opportunité de mentorat lui permet d’élargir son champ d’expertise.
Pour Carène Tchuinou Tchouwo, ce mentorat est une opportunité d’élargir son réseau, d’acquérir une première expérience dans la gestion d’un projet multidisciplinaire, et d’approfondir ses connaissances sur le sujet. Étant donné qu’elle avait déjà une perspective d’innovation ouverte dans le cadre de sa thèse, et que la perspective Nord-Sud l’intéressait, ces éléments ont été parmi les raisons pour lesquelles 4POINT0 a décidé de lui confier la gestion de ce projet.
Elle me confie que, qu’on le veuille ou non, l’expérience doctorale peut être très solitaire. Après avoir passé de quatre à cinq ans concentrée sur son sujet de recherche, ses publications, etc., intégrer ce genre de regroupement permet de rencontrer d’autres personnes, d’échanger avec elles, de découvrir ce qui se fait ailleurs, les méthodes qu’elles utilisent, leurs perspectives, etc. Cela permet de sortir de sa propre bulle de recherche et de ne pas rester isolé·e.
L’approche Nord-Sud
Pour le moment, la dimension Nord-Sud ne fait pas partie de Carotte AA. Elle croit qu’il serait intéressant éventuellement de l’ajouter. L’idée serait de réfléchir sur le comment il serait possible de réduire les inégalités entre le Nord et le Sud en matière de chaîne d’approvisionnement agroalimentaire. Elle aimerait savoir comment les nouvelles technologies peuvent aider à y parvenir. Des technologies comme la blockchain ; comprendre les possibilités qu’elle offre et sa résilience.
L’avenir de CAROTTE AA
Le financement que CAROTTE AA a obtenu s’étend sur deux ans. La première année consiste à récolter des connaissances, faire un portrait global de ce qui existe actuellement dans la littérature, et ce qu’il y a comme indicateurs. L’équipe de recherche a commencé à faire une cartographie des écosystèmes agroalimentaires au Canada, de tous les acteurs·rices qui interviennent dans la chaîne d’approvisionnement, de la terre à l’assiette. En parallèle, toujours sur la première année, ils étudient les applications de la blockchain sur la traçabilité et la responsabilité de la chaîne d’approvisionnement agroalimentaire.
La deuxième année consistera à se rendre sur le terrain pour rencontrer et questionner les acteurs·rices de la chaîne d’approvisionnement sur ce que qui a été trouvé dans la littérature, les indicateurs identifiés, et pour savoir ce qui est réaliste selon eux. Cela permettra de co-construire la notion de chaîne d’approvisionnement responsable avec les acteurs·rices qui font partie intégrante de l’écosystème.
Consommer local dans un monde interconnecté
Bien sûr, la consommation locale permet de faire tourner l’économie d’ici. Lorsqu’on parle de chaines d’approvisionnement internationales, l’enjeu de traçabilité est plus important en raison de la plus grande complexité de ces chaînes. Il peut en effet être plus difficile d’avoir toute l’information qu’on souhaiterait, pour savoir par exemple, qui travaille la terre, si les pratiques agricoles sont correctes, etc. Il n’y a pas une bonne visibilité de tous les maillons de la chaîne et de tous·tes les intervenants·tes.
Le défi n’est pas nécessairement d’opposer les deux chaînes d’approvisionnement et de dire que local c’est bien et que l’international c’est à revoir. Par exemple, il y a des facteurs tels que le prix et l’accès à des produits non disponibles localement qui peuvent nous amener à consommer des produits internationaux. Le plus important, c’est de trouver comment résoudre les défis posés par ces deux chaînes d’approvisionnement à la fois locales et internationales, comme la traçabilité et la transparence, plutôt que de simplement opposer les chaînes d’approvisionnement locales et internationales. En réalité, il est possible de trouver des solutions complémentaires.
Agir que maintenant sur une problématique vieille comme la nuit des temps
La chercheuse Carène Tchuinou Tchouwo, membre du groupe de recherche Carotte AA, estime que la perspective du consommateur a changé. Auparavant, on tenait tout pour acquis et on faisait confiance aux grandes structures et aux gouvernements pour garantir que tout est correct. Mais grâce à la technologie et aux réseaux sociaux, tout le monde peut maintenant être témoin de la misère. Les consommateurs·rices ont ainsi acquis du pouvoir pour exiger que les entreprises agissent de manière plus responsable.
Le futur de CAROTTE AA
Elle aimerait qu’à la fin du projet, l’équipe ait atteint les objectifs de collaboration qui font avancer la recherche sur les chaînes d’approvisionnement agroalimentaires plus responsables. Étant donné que le projet s’étale sur deux ans, CAROTTE AA est considéré comme un projet pilote et informatif. L’objectif est d’avoir mis en œuvre des collaborations pour permettre de travailler sur les chaînes d’approvisionnement au niveau international, en complémentarité avec les chaînes d’approvisionnement locales, à la fin des deux ans. Il est également souhaité d’élargir aussi sur l’approche Nord-Sud afin de réduire les inégalités en matière de chaînes d’approvisionnement, de donner accès à l’information et à la technologie pour rendre ces chaînes plus résilientes.
À Polytechnique Montréal, les étudiants·es de niveau maîtrise sont invités·es à collaborer au projet. Pour plus amples renseignements, contactez : tchuinou_tchouwo.carene@uqam.ca
Ce contenu a été mis à jour le 2023-05-08 à 14 h 27 min.