Trajectoires d’innovation dans l’industrie de la construction : deux cas d’études

« Bien que le secteur des infrastructures et de la construction (I&C) soit souvent perçu comme un retardataire en matière d’innovation, sa transformation actuelle peut fournir des indications précieuses sur la manière dont l’innovation est perçue, évaluée, remise en question, organisée, adoptée, contestée ou ignorée, par les multiples parties prenantes concernées. » — Mario Bourgault, professeur titulaire, Polytechnique Montréal

par Nicolas Sacchetti

Le 2 novembre dernier, 4POINT0 a présenté deux cas d’études pour mieux comprendre les enjeux liés à l’émergence et à l’adoption des nouvelles technologies dans l’industrie de la construction.

Mario Bourgault est professeur titulaire à Polytechnique Montréal où il enseigne la gestion de projet technologique depuis plus de vingt ans. Il présente les résultats de travaux effectués au cours des dernières années, accompagné de ses partenaires de recherche : Daniel Pearl (UdeM et l’OEUF Architectes) et Sara Rankohi (UQAM). 

Le projet 4POINT0 de Mario Bourgault et de son équipe a pour objectif de contribuer à rehausser la capacité de l’écosystème des infrastructures et de la construction (I&C) à émerger et à se développer, et d’aider les professionnels dans leur cheminement vers la compréhension des processus d’innovation.   

Ceci dans un contexte où comme bien d’autres secteurs, celui des I&C connaît actuellement une profonde transformation liée notamment aux innovations dans les technologies numériques. 

Trajectoire dinnovation

D’emblée, Mario Bourgault définit la notion de trajectoire d’innovation au coeur du projet d’I&C : « Les trajectoires d’innovation renvoient à des processus comportant différentes phases où, à travers des allers et retours, des confrontations et des alliances, des avancées et des blocages, les acteurs sociaux aboutissent à la transformation organisationnelle et institutionnelle de leur collectivité. » (Klein et al., 2019) 

« L’innovation [dans la construction] ne peut réussir que lorsque de nouvelles ou différentes interfaces sont créées entre les ressources techniques et organisationnelles. L’innovation est propulsée par des processus d’interaction et d’adaptation entre les acteurs et les ressources. » (Orstavik et al., 2015) 

Le point de départ 

Le point de départ du projet I&C est expliqué par le professeur Bourgault, analysant trois idées clés des trajectoires d’innovation : la collaboration, les particularités propres au secteur de la construction, ainsi que les observations historiques et longitudinales. 

Contexte de l’industrie

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« On nomme souvent la construction comme étant un milieu avec des défis importants en termes de productivité et dinnovation, » explique le professeur. Il cite le rapport de 2017 de McKinsey & Company Reinventing Construction: A Route to Higher Productivity, qui démontre l’écart du secteur de la construction sur deux axes, soit lindice de numérisation et la productivité. (image 1)

Il détermine cette moindre performance au mode de fonctionnement de l’industrie qui rend difficile l’amélioration de la productivité. Le rapport a été publié en 2017, mais sept années plus tard, le contexte de freins, au point de vue structurel, persiste. 

Selon professeur Bourgault, le secteur de la construction compte pour environ 30 milliards de dollars au PIB québécois, soit 7% de son PIB total, le classant 4e de l’économie de la province. Il est caractérisé par une fragmentation importante des acteurs du milieu, des méthodes utilisées, et de l’expertise, ayant, entre autres, un nombre considérable de très petites firmes (moins de 5 employés) et plus de 25 métiers différents. 

Écosystème I&C

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L’écosystème du secteur des infrastructures et de la construction (I&C) comporte un très grand nombre dacteurs, et les définitions de valeurs diffèrent dun acteur à lautre. Le professeur Bourgault en présente l’éventail, commençant par la partie interne au cœur de l’écosystème (propriétaires, occupants/usagers, gestionnaires, et bailleurs de fonds), les acteurs principaux de lindustrie (architectes, urbanistes, designers, ingénieurs, consultants, entrepreneurs, fournisseurs, manufacturiers), et les parties prenantes externes (organismes de contrôle, organisme de réglementation, riverains, groupes de pression, citoyens contribuables, organisme de la société civile). (image 2)

« Ça s’exprime beaucoup, notamment dans les projets publics, cette complexification d’objectif et de valeurs, qui font en sortes que les enjeux d’innovation deviennent un peu plus difficiles » — Mario Bourgault, Polytechnique Montréal

Le professeur Bourgault explique qu’actuellement existent d’importants axes de transformation dans le I&C, tant au niveau des pratiques (modes de réalisation et réglementation), qu’au niveau technologique (numérisation des données du bâtiment – Building Information Modelling). Il ajoute qu’il y a aussi des tendances qui pointent à l’horizon, mais qui tardent à être implanter, comme l’idée de fabrication hors site plutôt que les chantiers traditionnels.

Étude sur la conception intégrée (The latest operational, contractual and organizational trends in IPD literature: review and future directions — Rankohi et al., 2023)

Sara Rankohi est professeure adjointe au Département de management de l’UQAM où elle enseigne le Démarrage et la planification de projet. Lors de son doctorat à Polytechnique Montréal, elle s’est intéressée aux modes de réalisation intégrés, à la fabrication hors site et à la construction industrialisée. Elle présente son sujet de doctorat et travail postdoctoral effectué, la conception intégrée.

Elle explique que les pratiques cloisonnées et séquentielles ne sont pas viables à mesure que la complexité des projets augmente. Selon professeure Rankohi, les processus de conception intégrée (PCI) sont considérés par la plupart des parties prenantes comme des innovations porteuses de valeur en soi. Elle spécifie que toutefois, peu d’études ont abordé une perspective critique de l’adoption de ces processus dans les écosystèmes comme la construction.

Le guide Processus de conception intégrée (PCI) du CERACQ définit la conception intégrée comme « une approche remettant en cause le fondement même des pratiques traditionnelles de conception. Elle exige d’abandonner la pratique de coordination des lots de travail de chacune des disciplines et de s’engager dans un processus de conception collaborative et multidisciplinaire. Le processus n’est plus linéaire. Il utilise des boucles d’itérations axées sur l’analyse de problèmes et l’optimisation des solutions de conception. » Source : http://www.pointci.com/wp-content/uploads/2017/12/Guide-conception-integree-CERACQ.pdf

Réalisation de projet intégrée (RPI)

Selon l’American Institute of Architects, « la RPI (Integrated Project Delivery – IPD) intègre les personnes, les systèmes, les structures organisationnelles d’entreprises, et les pratiques dans un processus collaboratif qui exploite conjointement les talents et les perspectives de tous les participants. Les objectifs de la RPI sont d’optimiser les résultats du projet, d’accroître la valeur pour les propriétaires, de réduire les déchets et de maximiser l’efficacité à travers toutes les phases de conception, de fabrication et de construction. » Source : https://www.aia.org/resource-center/integrated-project-delivery-guide

PCI et RPI

La PCI se concentre sur la phase de conception du projet. Elle implique une approche collaborative où tous les intervenants (architectes – ingénieurs – clients – entrepreneurs – et parfois utilisateurs finaux, travaillent ensemble dès le début de la conception.

La RPI englobe l’ensemble du projet, de la conception à la construction, voire jusqu’à l’exploitation et la maintenance. C’est une approche globale de la gestion de projet.

Elle offre une réponse à la question de l’identification des leviers, freins, et tensions liés à l’adoption de pratiques collaboratives et intégrées dans l’écosystème de la construction au Québec.

Les leviers à l’adoption de pratiques collaboratives et intégrées

« Les résultats préliminaires proposent l’adoption d’innovations technologiques telle que des outils logiciels (BIM) comme moyen de soutenir la collaboration, » explique-t-elle.

Ses résultats proposent aussi davantage de partenariats avec les institutions d’enseignement supérieur pour la formation en approche intégrée et des technologies qui y sont liées, comme le Building Information Modelling, les technologies de l’industrie 4.0, et l’IA.

Elle recommande aussi un changement au niveau institutionnel pour mieux soutenir l’innovation dans l’écosystème de la construction comme entre autres des exigences de certifications vertes qui s’appuient sur des approches intégrées. Ainsi qu’une croissance notable dans l’offre de service des facilitateurs en approche intégrée. Effectivement, selon le guide du CERACQ, « le facilitateur doit faciliter : la collaboration, le partage de l’information, la communication et le respect au sein de l’équipe. Son rôle principal est de s’assurer du bon déroulement du PCI en réunissant les gens autour d’un objectif commun dans une ambiance de laquelle émergent des solutions innovantes et créatives. »

Les freins à l’adoption de pratiques collaboratives et intégrées

Sara Rankohi identifie trois catégories. Au niveau des caractéristiques de l’industrie, elle pointe la fragmentation des processus selon les disciplines et des corps de métier, des problèmes de communication au-delà des séances de travail collaboratif, et un climat conflictuel persistant lié aux pratiques d’approvisionnement, tel que la pratique du plus bas soumissionnaire.

Ensuite, elle critique la formation professionnelle la qualifiant de conservatrice, soit réticente au changement. Selon la professeure Rankohi, la formation en compétences interdisciplinaires ne semble pas évoluer au même rythme que les besoins, notamment dans les programmes en design, en architecture, et en ingénierie.

De plus, sur la question du changement de processus de conception, elle dénote que la pertinence des facilitateurs est souvent remise en question.

Les tensions à l’adoption de pratiques collaboratives et intégrées

Comme discuté plus haut par le professeur Bourgault, l’écosystème I&C comporte un très grand nombre d’acteurs, et les définitions de valeurs diffèrent d’un acteur à l’autre. Ceci peut effectivement causer quelques tensions liées aux approches intégrées et collaboratives.

Selon Sara Rankohi, les valeurs de durabilité, d’intégration de nouvelles technologies, et l’efficience peuvent être considérées par certains comme un levier, et par d’autres comme un frein à l’adoption de nouvelles méthodes de travail ou à l’évolution des pratiques existantes, en raison de la résistance au changement, des coûts associés, ou de la complexité de mise en œuvre.

Professeure Rankohi conclut sa présentation en soulignant que les pratiques intégrées sont proposées comme une solution pour surmonter la fragmentation, les conflits, et la mauvaise qualité, et que les promoteurs négligent souvent les tensions créées par l’innovation. L’étude* Les modes de réalisation comme moyen d’orchestrer les projets de construction : concepts et exemples nationaux démontrent que l’innovation n’émerge pas naturellement ; une combinaison de facteurs, comme la technologie disponible et les politiques publiques, est nécessaire pour assurer son adoption.

Elle ajoute que plusieurs acteurs estiment que les pratiques intégrées favorisent et facilitent l’innovation et la collaboration dans les projets. Toutefois, la valeur de cette innovation est remise en question par certains praticiens. Elle rappelle que l’innovation n’est pas toujours considérée comme porteuse de valeur en soi, et que certains praticiens expriment des préoccupations légitimes qui vont au-delà d’une simple résistance au changement.

Bourgault, M., Perrier, N., Iordanova, I., Rankohi, S., Mathieu, D. (2021). « Les modes de réalisation comme moyen d’orchestrer les projets de construction : concepts et exemples nationaux », dans Brunet, M., Romero-Torres, A. (dir.). La gestion de projets au Québec : des cas pour illustrer une expertise en croissance. Montréal : Les Éditions JFD.

Gonzalo Lizarralde présente : étude de cas sur l’innovation dans la construction en bois

Gonzalo Lizarralde est professeur titulaire à l’Université de Montréal. Il s’intéresse à la compréhension des processus de projet, ainsi qu’à l’analyse des risques, des logements sociaux et de l’informalité en milieu urbain. Il explore les causes et les conséquences de la transformation urbaine rapide déclenchée par les catastrophes naturelles, les changements climatiques, les conflits sociopolitiques et l’instabilité économique. Depuis 2017, il est titulaire de la Chaire Fayolle-Magil Construction en architecture, bâtiment et durabilité. Il est également directeur du groupe de recherche IF (grif) et de l’Observatoire universitaire de la vulnérabilité, la résilience et la reconstruction durable. 

Il explique que depuis 2012 le gouvernement du Québec et d’autres acteurs ont mis en place des politiques et des stratégies pour favoriser l’innovation dans la construction en bois, dont la Charte du bois. L’objectif de ces différentes politiques était à trois niveaux :

  1. Développement économique : Exportation des produits à valeurs ajoutées, création d’emplois, renforcement de l’économie régionale.
  2. Protection de l’environnement : Décarboner le secteur, stockage de carbone, matière première locale et renouvelable.
  3. Qualité des bâtiments : Matériau performant et noble. Exemplarité gouvernementale en utilisant le bois pour les constructions publiques.

Ce projet de recherche tente de colliger le savoir déjà existant sur l’innovation dans la construction en bois au Québec, ces principaux défis et réussites, afin de trouver comment avancer vers un objectif de construction plus durable à partir des connaissances sur les technologies utilisant le bois.

Les leviers dans la construction en bois

Le professeur Lizarralde explique que plusieurs innovations ont été développées dans le secteur privé qui vont bien au-delà de l’usage traditionnel de l’ossature en bois, une technologie qu’il qualifie de bien ancrée au Québec.

« On a créé un écosystème d’innovation qui est quand même assez complexe aujourd’hui qui réunit des OBNL, des firmes privées, des organismes publics, etc., qui nous ont permis de faire des bâtiments démonstratifs de différentes natures (en hauteur, résidentiels, mixtes). Le gouvernement a fait preuve d’exemplarité à ce niveau, avec un investissement de 55 millions de dollars dans les dernières années, » dit-il.

Il ajoute que de nouvelles études sur les propriétés du bois, son intégration dans le secteur du bâtiment et sur l’industrie forestière, ont été faites ces dernières années, et qu’il existe un intérêt grandissant pour la construction en bois. Des changements au Code de construction du Québec (guides) ont aussi permis d’encourager le secteur.

Les freins dans la construction en bois

Le professeur Lizarralde dénote un manque de données à plusieurs niveaux dont le cycle de vie des constructions, la capacité du bois à stocker du carbone, l’impact sur les forêts, les écosystèmes, et sur les changements climatiques, et la biophilie : un concept qui décrit la connexion innée et intuitive que les êtres humains ont avec la nature et les systèmes vivants.

Dans le contexte des réglementations existantes, bien que des progrès aient été réalisés, les procédures d’adoption de ces innovations restent encore longues et complexes. Cette situation est en partie due à la nécessité de traiter le bois pour garantir sa sécurité, comme par l’encapsulation pour le rendre ininflammable, ce qui peut réduire la valeur visuelle de ce matériau noble.

Il évoque également les obstacles liés aux risques et aux coûts associés à l’innovation, particulièrement pour les PME. Parmi les défis techniques majeurs à relever, il cite les procédures réglementaires complexes, le risque économique et la responsabilité civile, la disponibilité des matériaux et de la main-d’œuvre, ainsi que la hausse des coûts de construction.

Les observations préliminaires

Le Professeur Lizarralde conclut en soulignant que, contrairement à la perception répandue, l’innovation ne survient pas spontanément. Il met en évidence l’importance cruciale du rôle gouvernemental dans la création des conditions et des écosystèmes propices à l’innovation. Cependant, il note que les politiques peuvent parfois évoluer plus vite que la capacité des écosystèmes à s’adapter.

Dans un domaine aussi réglementé que la construction, le chemin vers l’innovation est pavé de longues procédures. La situation est bien plus complexe qu’une simple résistance au changement. L’innovation dans ce secteur demande un alignement coordonné d’acteurs opérant à différents niveaux – secteurs privé et public, administrations provinciales et municipales, ainsi que la société civile.

Ces efforts de coordination ne sont pas toujours faciles à réaliser. De plus, elle doit différer de celle observée dans d’autres industries, car elle aboutit à des solutions affectant des citoyens qui n’ont pas explicitement consenti à ces changements.

Comment partager la gestion des risques face à l’innovation dans la pratique

D’entrée de jeu, Daniel Pearl, associé et cofondateur de l’OEUF architectes, explique la majeure partie de la gestion des risques face à l’innovation reste sur les épaules des architectes, ingénieurs. Selon l’architecte et professeur titulaire à l’UdeM, il est rare que les entrepreneurs, sous-traitants, et les clients veuillent partager la gestion du risque, car préférant reporter cette responsabilité aux experts du milieu.

PCI et RPI

Le professeur Pearl présente des outils pour renforcer la confiance, l’investissement, et la prise de risques au sein de l’équipe consultant – constructeur – client. Il justifie par l’intention de mettre le client au cœur du processus le choix d’utiliser le Processus de conception intégré (PCI). « Lorsque le client est au cœur des processus, il est motivé à prendre un certain risque qui normalement repose sur les épaules des architectes et des ingénieurs, » explique-t-il. Il ajoute que la RPI permet aussi le partage de risques, de l’assurance, et des profits et des pertes.

Il raconte un premier exemple où, à l’occasion d’un appel de projets international, C40 Reinventing Cities, lui et son équipe ont conçu un mur extérieur en bois lamellé-croisé préfabriqué pour une tour de vingt étages.

Dans le cadre de ce projet, l’entrepreneur et le client seront impliqués dans la gestion du bâtiment construit, y compris dans le suivi des performances annuelles du bâtiment et de son empreinte écologique, jusqu’en 2030. Après cette période, ils auront la possibilité de vendre le projet. Ainsi, le client n’est pas enclin à partager le risque, car cela pourrait compromettre la vente future du projet.

Garantie de performance

Il poursuit en présentant un deuxième exemple où la gestion du risque a été structurée et prise en charge par un programme national, le Fonds municipal vert (FMV) de la Fédération canadienne des municipalités, dans le cadre du projet de revitalisation de Regent Park. Ce projet comprenait une gestion du risque basée sur un cautionnement de performance.

Il décrit un système énergétique communautaire mis en place pour réduire la consommation d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre de 30% par an (2007-2008). Il s’agit d’un ventilo-convecteur à deux tuyaux à haut rendement, utilisé pour le chauffage et la climatisation, alimenté par une source d’énergie centralisée.

Il explique ensuite que, si le système central de distribution d’énergie venait à défaillir, le cautionnement de performance servirait à couvrir les coûts d’installation de pompes à chaleur individuelles pour chaque unité résidentielle, ainsi que leur raccordement aux conduits déjà en place pour le chauffage et le refroidissement.

Ce contenu a été mis à jour le 2024-03-15 à 9 h 36 min.